Après les créations de Phaedra’s love de Sarah Kane au théâtre de la Bastille et la Marche de l’Architecte de Daniel Keene au Festival d’Avignon, Sniper clôt une trilogie axée sur la représentation de la part d’obscur dans la figure humaine. Le texte de Pavel Hak dans sa radicalité, apporte à ce travail une dimension nécessaire et urgente.
Renaud Cojo
Un texte court, massif et asphyxiant, sur la guerre, ses logiques et sa rationalité monstrueuse. L'écriture, aussi neutre et objective qu'un procès-verbal, ne pèse pas pour la moindre part dans l'horreur du témoignage. Pavel Hak s'applique à développer celle-ci sur 90 pages écrites serrées : rien n'est évoqué qui ne soit montré par le détail. Une horreur absolue qui remet tout en perspective, à commencer par la notion même d'humanité. Ici, les protagonistes du drame sont tour à tour un tireur isolé, une bande de fuyards anonymes emmenée par une muette, un homme exténué qui cherche le cadavre de ses proches, ainsi que des militaires interrogeant des femmes qu’ils finiront « naturellement » par violer. Sniper est un livre de guerre. Une guerre qui n'est pas située, mais que l'on sent proche de nous. Le texte va à l'essentiel : les horreurs, les visions que ces horreurs suscitent, ce que l'humain immergé dans ces horreurs et ces visions deviennent. En poussant la représentation de la guerre aussi loin, Pavel Hak permet une réflexion sur l’humanité inhumaine dont on connaît peu d'équivalents.
Pavel Hak est né en 1962 dans le sud de la Bohème. D’origine sociale modeste, il entre à l’usine à l’âge de 15 ans, parallèlement il suit des cours, et décroche un bac technique. Doué pour l’école, il veut continuer ses études, mais la vie intellectuelle est plutôt restreinte, la censure sévit. Il décide de quitter son pays natal. Il rentre clandestinement en Italie. En 1985, il choisit la France comme terre d’adoption. Il a 23 ans et ne parle pas un mot de français. Mais elle deviendra comme il la définit lui même « sa langue d’ écrivain ». Il s’inscrira à la Sorbonne pour suivre des cours de philosophie, et en ressortira avec une licence de philosophie, et la maîtrise de la langue française. Ce n’est qu’en 2001 qu’il publiera Safari aux éditions Tristram. Puis un an plus tard, ce sera au tour de son deuxième roman Sniper de secouer les consciences.
Entretien Avec Pavel Hak.
A la lecture de Sniper, on pense immédiatement à l’ex-Yougoslavie. Pourtant, le cadre géopolitique du roman n’est volontairement pas précisé. Pourquoi ?Parce qu’il me semble intéressant de travailler du point de vue de la fiction pure et de ne pas ancrer la fiction dans un contexte historique trop concret. Ce qui m’intéresse, c’est de travailler ce que la fiction a de propre : si elle peut certes être pénétrée par de la réalité et suggérer des événements réels, elle peut en même temps être détachée de tout contexte historique. Sniper fonctionne sur ce mode.
« Les scènes de viol sont nombreuses dans Sniper, et ce n’est pas un hasard. Le viol, est-ce du malheur sur du malheur, ou y a-t-il une essence sexuelle de tout génocide ? Il y a toujours eu des viols, c’est d’une certaine manière constitutif de toutes les guerres. C’est le corps de l’autre qu’il faut frapper. Tout d’abord celui de la femme qui doit souffrir, être marquée, et qui, si elle n’est pas tuée, doit voir inscrites à même sa chair les traces de l’atrocité. Il y a donc une relation très étroite entre la guerre et le corps sexué. Dès qu’il y a torture, c’est le sexe qui est pris pour cible. Celui des femmes, mais aussi celui des hommes. Ce qui m’a intéressé dans Sniper, c’était de montrer que quelque chose de décisif se joue là, dans cette attaque systématisée du corps sexuel. La rationalisation délirante du génocide passe par là. Le génocide, c’est l’extermination de la mémoire à l’état pur, dans la mesure où son processus implique l’effacement des monstruosités qu’il a engendrées : cadavres mutilés, charniers, etc. C’est un point important de Sniper.
Le génocide doit aller jusque-là pour éviter que quelque chose d’accusateur ne subsiste. Dès qu’on se lance dans une entreprise d’extermination, dès qu’on systématise la mise à mort, il faut que rien ne reste du meurtre. Ce qui est très étrange, car quelque chose du carnage s’obstine toujours à demeurer. Sous un angle matériel, avec la terre qui peut cacher des traces et des preuves de ce qui s’est produit. Sous un angle immatériel également, avec la conscience et la mémoire des événements, que quelqu’un aura un jour à assumer et à transmettre. C’est là une question philosophique très riche.»
Propos recueillis par Frédéric Ciriez
Notes de mise en scène :
Je voudrais venir au théâtre pour ne pas m’oublier. L’horreur implacable que constitue le récit de Sniper remet en perspective ma condition d’humain. J’y retrouve l’appétit de chaos inscrit dans l’essence même du processus de civilisation. La barbarie n’est pas de l’autre côté même si la volonté sociale vise de plus en plus à châtrer de moi individu, ma part d’ombre. Dans cette « expérience » de « théâtre», viser la mise à l’épreuve de la tragédie de mon intime n’est pas un vain mot.
Parce qu’il s’agit de l’urgence de mettre au travail une réflexion basée sur l’appétit de barbarie dans une société où la guerre est sans cesse rejouée; la rencontre doit avoir lieu. Parce qu’il est question de la figure humaine, soustraite à l’affabulation de ses mythes et ouverte à sa réalité monstrueuse; la rencontre doit avoir lieu. S’agissant d’ordinaire d’un rituel d’inversion, le parti pris de représentation doit contrarier l’incarnation pour un processus exploratoire visant la rencontre idéale du livre et l’intimité de chacun. Avec Sniper, il est impossible de représenter quoi que ce soit, quand la mécanique de l’implacable agit sur les consciences comme une sonde visant l’abyssale torpeur de nos peurs anciennes. Sniper met d’abord face à soi-même, au tréfonds de la douleur d’avant l’humanité. Aucune image, aucun signe illustratif ne saurait se soustraire à l’extraordinaire capacité à créer la secousse corporelle que nous donne à entendre Pavel Hak. Capacité à recréer même, quand il s’agit de générer une horreur enfouie dans une conscience partagée par le plus petit dénominateur commun à notre humanité monstrueuse. Il ne peut y avoir de représentation au sens classique du terme dans la mesure où il semble que la présentation ex abrupto de l’épreuve propose une « prise en charge » nécessaire reléguant l’illusion du théâtre à l’expérience vécue. J’envisage donc le sens de la représentation comme une aventure intérieure visant à créer une petite communauté recomposée de spectateurs plongés dans la tension du récit. Ici l’espace du plateau est rendu à l’immédiateté du texte. Il n’y a rien à voir seulement la reconnaissance de nos peurs communes. L’obscurité donne à voir de l’intérieur. Il n’y a rien d’autre à regarder que ce chemin de lumière vers où la parole guide. Le récit doit être livré à la capacité sensorielle de chacun à donner intimement son tracé. Cette perte de repère doit être envisagée grâce à la présence de « bouches parlantes » assimilées à celle du sniper et du récitant, enfouies dans les ténèbres dont elles pourraient demeurer le seul motif de la figure humaine à cette condition de représentation. De même, le choix de travailler avec un électro-acousticien dans ce dispositif permet d’agir directement sur la perception de chacun, sur des systèmes de tensions physiques et non narratifs. Ces corps d’acteurs portant les bouches agissent aussi »
Ici rien à voir, que la réalité non représentée des premières peurs. Ainsi, au moment de la rupture de tension, la communauté recomposée pour l’expérience Sniper se trouve bouleversée par la réception de l’un ou l’autre, permettant de poser un regard sur l’individu-miroir, renvoyant les motifs des peurs partagées. L’issu en forme de lucidité pourrait se résumer à la persistance rétinienne d’une balle tirée en guise de point, ouvrant sur des rideaux de lumière vers lesquels un monde apaisé se dessinera. Alors la sortie sera possible.
Renaud Cojo