top of page

Les conversations de Jean et Jacques Libbera

– Frère Jacques…

– Frère Jean…

– Tu dormais?

– Je rêvais de toi. Je n’ai jamais vu ton visage.

– Ni moi le tien.

– J'ai rêvé que je naviguais à travers ton corps et collais mes yeux au revers de tes yeux. Mais je n’ai rien vu. 

– Que vois-tu quand tu ne rêves pas ?

– Souvent je ne vois rien que les rouges nuages de ton sang qui s’affaissent et se lèvent ; certains déchirés telle une étoffe qui se décompose, d’autres moutonnant comme des vagues. Au-delà, il n’y a rien. Parfois j’ai des visions : le dôme incrusté et ciselé de ton crâne ; des feuilles jaunes dérivant dans des ciels de sang ; de l’eau miroitant dans la paume de tes mains. J’entends la musique de ton corps, les sphères et les cavités de tes articulations chuchotant comme elles jouent emboîtées l'une dans l'autre ; le battement régulier de ton sang.

Je dérive dans le cosmos de ton corps, en attendant l’éternité.

– Tu entends ça, Jean ?

– Si j’entends quoi ?

– Ces hurlements.

– Je n’entends rien.

– Les voilà qui hurlent au ciel, tous les anges et les saints, les Serviteurs de Dieu, les voilà qui hurlent de rire.

– Je n’entends rien.

– Ils ont découvert que lorsque Dieu façonna Adam dans l’argile il y incorpora une impureté ; une rognure d’ongle de son pied peut-être, ou un poil tombé de son cul. Cette petite erreur de Dieu, c'est ainsi que je suis advenu.

– Je ne comprends pas.

– Ce petit rebut de son corps, voilà mon origine. Tu n’entends donc pas hurler les Serviteurs de Dieu ? On croirait entendre de l’eau cascader à flanc de montagne. 

– Je n’entends rien.

– Dieu avait tenu secrète son erreur. Mais ses Serviteurs étaient perplexes. Comment avais-je pu advenir ? Il y eut un grand débat au ciel ; mais on perdit patience, les esprits s’échauffèrent et cela tourna à la bagarre. Le vacarme porta sur les nerfs de Dieu. Ainsi donc, pour les faire taire, il raconta à tous ce qui s’était passé. À présent les rires le rendent fou. 

– Jacques, tu parles de choses que je ne comprends pas.

– Ce petit déchet de Dieu s’envenima en Adam. Il devint une toute petite poche de liquide qui empestait Dieu. Puis se développa peu à peu, absorbant le sang d’Adam, devenant comme lui. Une tête lui poussa, une colonne vertébrale, un intestin, ses cordons nerveux prenant forme, ses organes palpitant.

– Jacques…

– C'est là, en tout homme, depuis Adam.

– Jacques…

– Je suis simplement le premier à paraître. 

– Que veux-tu dire ?

– Un jour tout homme sera comme toi. Nous sommes l’humanité de demain.

J’ai les yeux bandés et la bouche bâillonnée.

Un autre rêve ?

– Non, c’est ainsi que je suis.

Je t'entends, Jacques. Et je sais que tu peux voir.

– Ce que je vois est toujours cerné par les parois de ton corps. Tu es mon berceau et mon cercueil, Jean.

Calme-toi, frère.

– Arrache-moi.

Quoi ?

– Arrache-moi à toi.

En admettant que je puisse, nous péririons tous les deux.

– Laisse-moi voir mon ombre. Laisse-moi m’allonger à même la terre et respirer l’air (libre). Laisse-moi mourir, Jean.

Calme-toi, frère.

– Tu as peur ?

J’ai peur pour toi.

– Et pour toi-même.

Tout homme a peur pour lui-même.

– Moi pas. Je suis un fœtus ; mon crâne est un globe de sang. Je suis un insecte dans un nid d’os.

Ce sont là des cauchemars, Jacques.

– Je suis un cauchemar. Je suis mon propre cauchemar.

Alors tu dois te réveiller, Jacques.

– Arrache-moi !

                                                                                                                                                                                                                                                         Daniel Keene

elephant people - the married monk
00:0000:00
Léon Napias, Daniel Keene, Renau Cojo, Elephant People, Married Monk
Eng et Chang, Sifan Shao, Renaud Cojo, Elephant People, Renaud Cojo, Married Monk
Léon Napias, Daniel Keene, Renau Cojo, Elephant People, Married Monk
Christian Quermalet, Marred Monk, Renaud Cojo, Elephant People
bottom of page