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En quatre textes, Sarah Kane a bouleversé le théâtre britannique de la fin du siècle. Textes incisifs, durs, violents à la hauteur de la détresse qui devait l’emporter. C’est à la scène monstrueuse de Sénèque, le Romain cannibale, que Sarah Kane emprunte Phèdre, Hippolyte, Thésée et le ballet de l’incestueux adultère. Hippolyte en prince punk pris dans la léthargie crade où l’enferme un monde inhumain, objet passif du désir de tous, hommes et femmes, annonce un nihilisme apocalyptique. Sarah Kane est dans un vertige que la mise en scène de Renaud Cojo accompagne jusqu’à la lisière du voyeurisme. Une extraordinaire brutalité, un extraordinaire inconfort, une extraordinaire fin de partie pour un monde qui ne passe pas. Et où rien d’autre ne passe plus que la mort, donnée, volée, acceptée, reçue, partagée, rendue, noires promesses.

P.G. (Rouge, Septembre 2000)

 

L’engouement pour le théâtre de Sarah Kane n’a fait que croître depuis le suicide de la jeune dramaturge en février 1999 à l’âge de vingt-huit ans. (...). Avec un léger décalage par rapport à d’autres pays, l’Allemagne en particulier, la France à découvert cette œuvre composée de cinq pièces par le biais de la quatrième, la dernière représentée de vivant de son auteur : Manque (Crave). (...)Pour sa deuxième pièce Sarah Kane, répondant à la commande du Gate Théâtre de Londres, devait écrire sa propre version d’un classique, de préférence une tragédie grecque ou latine. Elle s’arrêta à Phèdre de Sénèque à cause de " la famille sexuellement corrompue " représentée et de son caractère " absolument contemporain " : en 1996 quand elle monta Phaedra’s Love, les Windsor avaient pris l’habitude de laver leur linge sale en public." Le théâtre doit être sauvage, aigu, impératif " ; par une telle profession de foi le metteur en scène Renaud Cojo semble entrer en résonance avec l’univers de Phaedra’s Love (...). De ce fait, il se trouve directement confronté à la problématique du réalisme et du naturalisme, se heurte à la difficulté d’en résoudre les contradictions dans ses propos comme dans sa mise en scène. "A l’urgence d’écrire de Sarah Kane il faudrait répondre par la nécessité d’un théâtre débarrassé de tout esthétisme où l’ambiguïté du réalisme n’aurait plus sa place. (…) Lutter contre un naturalisme parasite, pour la stylisation d’un réalisme dans un espace de théâtre strict ".Cette proposition se retrouve bien dans la scénographie : sur le plateau nu se déploie une aire de jeu en bois rouge, rouge comme les costumes, à l’exception de celui de Thésée en provenance du monde extérieur, rouge comme le papier cadeau des présents offerts à Hippolyte, comme les chaussettes pleines de morve ou de sperme jetées au hasard autour du canapé où le prince héritier reste " vautré ". Sur la paroi qui ferme au lointain le dispositif, vont s’ériger pour la scène de la prison des tiges métalliques, tout à la fois barreaux d’une cellule et signes de l’enfermement intérieur, va s’embraser un mur de flammes le long du corps de Phèdre, flammes du bûcher funéraire allumé par Thésée. Et en continu y sont projetées sur un écran les images de la télévision, puis le reportage filmé du lynchage d’Hippolyte par la foule rassemblée. (…) "Les infos. Encore un viol. Gamin assassiné. Guerre quelque part. Quelques milliers de boulots liquidés. Mais rien de tout ça n’a d’importance vu que c’est aujourd’hui l’anniversaire du prince héritier ". Ce jour-là Hippolyte n’est plus sorti depuis des mois. Il ne semble connaître le monde extérieur que par la télévision en permanence allumée. Il se lève à quatre heures de l’après-midi, passe le reste du temps à " regarder des films. Et à avoir des rapports sexuels ". D’ailleurs il reçoit le cadeau de sa belle-mère, Phèdre pour son anniversaire – une fellation – sans quitter les yeux de l’écran. Dommage qu’il n’y ait plus de téléviseur dans la cellule de prison où il est gratifié de la même attention par le prêtre venu le confesser ! Hippolyte a été accusé de viol par Phèdre avant qu’elle se suicide par pendaison ; il va être lynché par la foule, émasculé, vidé de ses entrailles et mourir avec un seul regret : " Si seulement il y avait pu avoir plus de moment de cet ordre ".Le traitement spectaculaire du sexe met à rude épreuve les interprètes, en particulier Phèdre (Claude Degliame) et Hippolyte (Thierry Frémont), au demeurant excellents, et menace à chaque représentation de faire tomber la pièce dans le ridicule. En tout cas il en occulte la portée morale et métaphysique, l’interrogation sur la vérité et le mensonge, l’existence de dieu, manifestement centrale pour Sarah Kane. Celle-ci dit s’être nourrie pendant l’écriture du texte de Ball et la Vie de Galilée de Brecht, de l’Etranger de Camus. Mais Phaedra’s Love fait surtout penser à Caligula à cela près qu’on y dit : " J’encule Dieu. J’encule la monarchie " et qu’on y passe à l’acte sur scène. »

Monique le Roux (La Quinzaine Littéraire, Octobre 2000)

 

C’est une pièce difficile. Et simple pourtant. Certes, on peut comparer la version de Kane à celle de Garnier, Racine ou Sénèque. Noter sur un ton pénétré le recyclage de motifs tragiques classiques ne dit rien sur le contenu réel de cette pièce. Reconnaître que Kane s’est approprié le mythe classique de Phèdre et Hippolyte ne nous apprend rien. D’un idéalisme patent, masqué par l’apparente pornographie des scènes de masturbation, de fellation ou de lynchage, cette pièce fait le procès général de l’Homme. L’amour est le nom qu’on donne à cette succion totale de la substance vitale de l’autre – lors des fellations, il ne s’agit pas de donner du plaisir à l’autre -. La parole, ce ring pour la rixe perpétuelle du désir et de la domination. Le pouvoir, cette toile où l’action des uns est engluée dans l’existence des autres. Dieu, cette chose qu’on utilise pour pécher sans être inquiété, pour faire de ses fautes un diadème. Le pardon, cette supercherie pour perpétuer le droit de torturer. La mort, ce moyen subtil pour jouir de la vie. La pièce de Sarah Kane est écrite en fonction de cette thèse. La violence apparente met le spectateur en demeure de donner du sens à ce qui semble en manquer. La masturbation initiale, acte sans parole, est donnée dans un contexte de pornographie. Ces images contraignent à interpréter, reconnaître quelque chose de sien dans ce qu’on voit, ou repousser ces images, en refoulant ce qu’elles éveillent de morbide en soi-même. Toute la suite agit ainsi : violenter le spectateur afin de le forcer à adopter la position herméneutique ; Jusqu’au lynchage final dont la violence et la crudité surnaturelles – Hippolyte émasculé, éviscéré, déchiqueté et roué de coups, trouve le temps d’apprécier à haute voix, la splendeur de ce qui lui arrive : " Si seulement il avait pu y avoir plus de moments de cet ordre "- invitent à interpréter la damnation des hommes qui assassinent avec bonne conscience. Dire que Thésée en sort gagnant est un contresens. Thésée est comme le peuple, rempli de haine et de pulsion de mort ; à ceci près qu’il s’en aperçoit. Machine à tuer d’un pouvoir qu' régit la violence en la canalisant, non en la supprimant. C’est cet esprit, métaphysique et nietzschéen, qui doit guider la mise en scène. Renaud Cojo l’a compris, qu' joue à la fois la fidélité au texte et la beauté plastique des images. Pas de réalisme trivial, de l’hyperréalisme. Il faut un écrin à cet ignoble essentiel de l’homme. D’où la sobriété du décor, où le rouge signifie la richesse, les lourdes tentures des palais, et le kitsch sexuel. D’où la sobriété du jeu des comédiens (sublime Claude Degliame) (…). Le rythme est tendu, la lumière dosée. La beauté plastique évite la vulgarité. »

J-J.D. (Cassandre, Octobre 2000)

 

Hippolyte-Thierry Frémont, remarquable, par son choix de rejeter Dieu et la vie des hommes de la cité, devient l’indésirable, l’impuissant, le martyr que tous veulent posséder. Il servira d’exutoire aux désirs (Phèdre et son amour féroce pour ce beau fils), aux doutes, à la haine de chacun. La mise en scène de Renaud Cojo nous place d’emblée dans l’artère bouillonnante de chaque personnage et nous donne à entendre toute la force et la grâce de l’écriture de Sarah Kane .

Lara Ruhier (Zurban, Septembre 2000)

 

Sarah Kane était de ces êtres incapables de s’aveugler sur la dureté de notre condition. Après quatre pièces écrites avec une lucidité enragée, elle mit fin à ses jours. Très apprécié en Angleterre, son théâtre, qui révèle au grand jour nos misères les plus intimes, fait lentement son entrée sur les plateaux. Phaedra’s Love détaille –on s’en doute - la passion d’une reine pour son beau-fils. Mais celui-ci est un grand dépressif qui, avachi sur son canapé regarde de vieux péplums en se masturbant. Ce qui a le don d’exciter les ardeurs de la malheureuse Phèdre. Pour Sarah Kane, la tragédie naît du décalage entre la force irrésistible du désir et le maigre plaisir que procure son assouvissement. Mutine ou frappée de désespoir comme on l’est par la foudre, Claude Degliame offre toute l’étendue d’un talent subtil et généreux. Le jeune Renaud Cojo mène rondement son affaire. »

Joska Shidlow (Télérama, Septembre 2000)

 « Enfin, le théâtre de l’enfant terrible (et suicidé) des lettres anglaises passe la rampe ! Langue pure et tranchante, grand théâtre élisabéthain déglingué, bastringue de perspectives : Renaud Cojo, jeune metteur en scène, réussit là où d’autres, en France du moins, sont passés à côté. Affalé sur un sofa, Hippolyte (Thierry Frémont) a l’allure blasée d’un clochard de luxe, il avale canette sur canette et regarde un péplum en se masturbant. Sa mère, Phèdre (Claude Degliame) lui saute dessus comme une furie. L’inceste se cogne au mythe, le fait divers ne perd rien de sa violence, mais le dégoût de la vision sur petit écran, d’une foule en délire lynchant un criminel, n’a rien à lui envier. En une heure et douze minutes très exactement, le round laisse chaos. »

Odile Quirot (Le Nouvel Observateur, Septembre 2000)

« A travers pièce comme toutes les précédentes, c’est la même détresse, le même appel d’une génération perdue qui se retrouve. En butte à un monde qui interdit toute illusion, toute utopie. Confrontée au même mal de l’impossibilité d’être alors que tout les horizons sont bouchés. Prenant prétexte de Phèdre, Sarah Kane revisite ici le mythe tragique d’une Angleterre de misère autant économique que morale. Les dieux sont morts. L’Olympe est glauque. Tout n’est plus que vain désir, consommation, jusqu’aux corps réduits à l’état de viande. Signée Renaud Cojo, la mise en scène pourrait virer au vulgaire, au complaisant. Elle se révèle d’une fidélité extrême au texte, sans compromis, sans concessions, jusque dans les scènes qui pourraient choquer alors que la mère et le fils se livrent à des actes d’amour que la morale réprouve. Mais, justement, ces actes ne sont pas d’amour. Ils ne sont que des gestes qui le miment sans pouvoir jamais l’atteindre, sans pouvoir échapper jamais au désert où se perd une humanité qui ne sait plus se donner, incapable de recevoir. Figure christique portant tous les maux et les péchés du monde sans plus y croire, Thierry Frémont est Hippolyte. Claude Degliame est Phèdre, toute de passion brûlante pour rien. Comédiens magnifiques de douleur et de désespérance, ils sont accompagnés de Lucien Marchal, Marie Vialle, Jean-Claude Bonnifait. Maîtres d’un jeu paradoxalement d’une délicatesse extrême jusque dans les accents les plus triviaux, les plus crus du texte, ils font résonner comme rarement une langue à la richesse extraordinaire, bouleversante, provocante parce qu’elle dit comme nulle le scandale. »

Didier Méreuze (La Croix, Septembre 2010)

 

Un homme vautré sur un canapé mate la télé. Sur l’écran défilent des images du tournoi inoubliable dans Richard Cœur de Lion. Un coup de zapette, retour sur le film, notre bonhomme se masturbe. Survient sa belle mère, Phèdre (Claude Degliame, voix sourde, presque masculine, au phrasé comme à la gestuelle rigides et émouvants), et l’on comprend que le gars en question n’est autre qu’Hippolyte, son beau-fils (Thierry Frémont, excellent de bout en bout) et qu’elle aime. Tous les ingrédients de la tragédie ancienne sont là mais sous la plume de Sarah Kane, la transposition dans l’Angleterre thatchérienne sent le soufre, la poudre, le " No future", le désespoir comme seules réponses possibles au mal-être de sa génération…. Son écriture, d’une noirceur implacable, est d’une lucidité sans faille. On y décèle même de l’ironie tant elle met d’acharnement à montrer le monde dans toute sa laideur. Pas de parabole ou de métaphore avec des histoires à trois francs six sous : la comparaison n’est pas là. Sarah Kane montre le revers de la médaille et le peu de sens d’une famille royale en déliquescence. Comme si, en douce, elle nous murmurait que l’on a les Shakespeare que l’on mérite. D’où ce sentiment d’une quête éperdue d’une certaine conscience de soi à jamais perdue. La mise en scène de Renaud Cojo est d’une sobriété savamment distillée. Si le entrées et les sorties des acteurs évoquent avec force le socle de la construction classique, le dispositif scénique, presque rudimentaire, est balayé par des traits de lumière tantôt tamisés, tantôt violents. Quant à l’utilisation de l’image vidéo elle est, ici, plus qu’astucieuse, venant enrichir le propos sans jamais le détourner, ni redondante, ni inconvenante. Les personnages agissent alors comme des marionnettes, dans l’inconscience de leur désespoir, comme mus par des ressorts invisibles : leurs actes n’ont aucun sens et c’est ce non-sens qui les fait se mouvoir. Voilà pourquoi Phèdre se meurt d’amour, et non pas de devoir. 

Zoé Lin (L’Humanité, Septembre 2010)

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