L’explosion des réseaux sociaux sur internet modifie en profondeur les notions d’intimité et d’identité. Ces « peuples en petit » (Novalis 1772-1801), constitutifs de chacun, se prêtent désormais à la division parcellaire des individualités, dont les morceaux emportés par le vent de « l’aventure moderne » se regroupent an amas composites. La figure imposée de « l’être ensemble » se trouve alors embarquée dans une structure gigogne dont l’égo masque maladroitement la réalité du motif, où la transparence s’opacifie.
Pendant quelques mois, j’ai donc expérimenté cette course sans fin, cette envie inégalée d’ériger le quotidien en culte, de partir en arrière sur les traces laissées à la mémoire tampon, de tirer les fils de ces filets posés en pièges…
Plongée en apnée dans la toile mondiale via cette foule qui grouille en nous, ce tissage polymorphe qui navigue entre voyeurisme, fantasmes, égo.
Mes « amitiés » nouvelles ont enrichies l’expérience personnelle de l’instabilité de l’identité.
L’expérience donc, comme matériau livré à ces possibles soi-même, à ce délire égocentré de l’ « Etre-Parfait », participe à l’aventure de cet effet de réverbération ou « reverbe » et qui donne écho au précédent Et Puis j’ai demandé à Christian de Jouer l’Intro de Ziggy Stardust.
Pendant une année, alors que ce premier volet était joyeusement accueilli dans divers lieux de la diffusion du spectacle vivant en France et ailleurs, j’investissais le champ des réseaux sociaux à travers de nombreuses déclinaisons de ma personnalité sous forme de différents pseudonymes. Je poursuivais ainsi la quête entamée, élargissant le champ d’investigation, et vérifiant le « graphe social », cet ensemble des relations de toutes les personnes impliquées dans le flux internet.
Et ce « soi-même » cherchant sa(ses) place(s) au milieu d’un chaos orchestré de main de maître par les nouveaux Marchands d’Amis que le Petit Prince n’aurait pas renié, n’a fait qu’empirer…
A certaines heures de la journée, alors que je m’adonnais à l’exercice de fraternisation, Bowie, encore, chantait « I feel like a group of one » sur son morceau Teenage Wildlife (1980).
J’en ai aimé le léger effet de reverbe (1).
Renaud Cojo
(1) La reverbe : Le delay ou écho sert comme la reverbe à la spatialisation du son. D’ailleurs reverbe et delay sont à la base les mêmes choses à savoir des réflexions du son. La principale différence est, que le delay ou l’écho correspond à une ou plusieurs réflexions précises et distinctes tandis que la reverbe est le résultat du mélange d’une multitude de ces effets et qu’on n’entend plus distinctement les réflexions.
Il s’appelle Renaud Cojo parce que vraiment, “Couranjou” cela sonnait trop mal. Depuis 30 ans, ce metteur en scène, auteur et comédien bordelais mène un travail scénique repéré et porté par les “professionnels de la profession” tant pour ses grosses productions avec têtes d’affiches dans le cadre d’un dialogue entretenu avec des auteurs contemporains, de Valère Novarina Pour Louis de Funès à Sarah Kane Phaedra’s love en passant par Daniel Keene La Marche de l’architecte ou Pavel Hak Sniper; que pour ses pièces plus intimistes, expérimentales voire déjantées (Les Taxidermistes, Rave ma religion, Le Zootropiste, &...) Mais depuis quelques temps, l’artiste semble avoir radicalement pris la tangente. L’image récurrente du metteur en scène et son administrateur-trice en quête de producteurs et diffuseurs avec lesquels il leur faudra certainement déjeuner 15 fois sur Paris pour espérer un apport de production ou une date de pré-achat; tenter d’avoir un rendez-vous téléphonique après l’envoi d’un énième dossier de presse réactualisé ; ou encore, passer un an et demi à expliquer un projet bien tari une fois les deniers enfin réunis... aura cessé de séduire ce papa de 44 ans, qui ne trouve plus très sérieux de gaspiller ainsi son désir. Artiste associé au Carré-Les Colonnes (Saint-Médard-en-Jalles/Blanquefort), Renaud Cojo peut enfin s’adonner librement à sa pratique artistique, tel un bricoleur, sans projet pré-établi, imprévisible. Et, soit dit en passant, c’est bien-là qu’il est le plus fort. Après Et puis j'ai demandé à Christian de jouer l'intro de Ziggy Stardust où l’artiste se risquait à une auto-fiction en séries, avec des contributeurs associés tous aussi férus que lui de David Bowie pour une vaste entreprise de démystification pathologique frisant l’absurde, le voici donc de retour sur scène avec Plus tard J'Ai Frémi Au Léger Effet de Reverbe Sur I Feel Like A Group Of One et un sous-titre à la Cojo - comme on les aime : Suite Empire.
“Le Peuple est une idée. Un homme parfait est un petit peuple”. Les mots de Novalis sur lesquels Renaud Cojo choisit d’ouvrir le trailer de sa dernière création (consultable en ligne) résonnent d’abord comme statement d’une entreprise individuelle et collective que l’on pourrait aisément prêter à Mark Elliot Zuckerberg (créateur de Facebook) ! Fragment tiré de l’oeuvre du poète romantique allemand Blüthenstaub, (Grains de pollen), cette courte sentence laisse alors place à un premier plan on ne peut plus explicite : “Espère” indique le panneau de signalisation routière de la départementale 142 sur laquelle court un homme, torse nu, bassin charpenté d’un kilt rouge, avançant masqué, mais déterminé (version lucha libre mexicaine). Par un montage habile se déploie alors une sorte de texte-rhizome aux connexions multiples, infinies et hétérogènes dont l’écriture et la lecture s’organisent en ruptures asignifiantes (Deleuze et Guattari). Sur cette route de campagne menant partout ou nulle part, notre “héros” court vers l’espoir d’une quête heureuse riche d’expériences, de rencontres, d’accidents et de...nouveaux amis. Au milieu d’un collectif de supporters de foot, où il demande au footballeur Renaud Cohade de changer de nom pour “avancer dans google”; en conversation téléphonique avec un hôtel de prestige pour une nuitée à 5500 euros comme futur terrain idéal pour réunir physiquement tous ses nouveaux camarades de jeux rencontrés sur sa route ; en confrontation avec une jeune native numérique qui confie dans un élan de lucidité “que tout va très vite, les sensations sont souvent exagérées, enfin... les sentiments...j’ai toujours un problème entre les sensations et les sentiments...”; ou s’amusant d’une incursion documentaire sur l’art de la couture invisible... tout y passe mais tout fait sens, par associations d’idées, interconnexions. Système de pensée contemporain largement partagé, quand il se trouve être en parfaite adéquation avec les pratiques quotidiennes que nous avons tous plus ou moins des machines et techniques d’information et de communication de type Google, Youtube, Facebook, Twitter, etc., le rhizome opte pour une cartographie au tracé jamais clos, perméable au hasard et ouvert à toute nouvelle occasion, rencontre et nouvelle occurrence. L’arpenteur n’est donc autre que Renaud Cojo lui-même, au centre d’un projet qui se définit par son instrumentalité, soit : s’adonner à une pratique régulière et soutenue des réseaux sociaux sur Internet. Des rencontres il en a donc faites et beaucoup durant plus d’un an passé à expérimenter le Web 2.0 en “vie de seconde bande”, “d’abord en spectateur, voire voyeur” puis par le truchement d’une dizaine d’avatars. Inutile donc de demander à l’auteur du mind-mapping de Plus tard J'Ai Frémi Au Léger Effet de Reverbe Sur I Feel Like A Group Of One ce qu’il projetait exactement de mettre en scène quand il s’est attelé à la tâche. Et difficile de satisfaire aux attentes des professionnels de la profession s’agissant d’un projet clé en mains avec distribution, texte, durée etc. “1/3 des gens ne savent pas au départ ce qu’ils cherchent quand ils vont sur Google ! C’est fascinant cet appel par le vide, destiné à être comblé par diverses propositions””. Lieux de l’intime, du fantasme et de la mise en scène de soi, le Web social et ses communautés en ligne ont donc fasciné l’artiste qui s’y est plongé voire même quelque peu perdu, ne sachant plus très bien lui-même ce qu’il y faisait exactement. Si son projet n’a jamais été de faire un spectacle “sur” Facebook, quand ce qui intéresse précisément l’artiste dans cet outil est qu’il réinvente un modèle d’espace public comme “un endroit où on aime, où on n’est pas critique, où on est juste tous ensemble”, Renaud Cojo pose toutefois la question de l’adaptation scénique d’une telle expérimentation. “Qu’est ce que produire un geste artistique à travers une telle pratique ? “ “Comment donner corps à cette expérience politique et artistique ?. Viendra l’idée - abandonnée - d’accompagner le spectacle d’une installation où nous aurions pu découvrir l’archive active d’un projet empirique, comme traces et matériaux collectés (vidéos, photos, écrits, objets etc.) dans le cadre d’une aventure pensée comme une recherche-action. Même s’il eût été sans doute intéressant de pouvoir suivre et fouiller le fameux processus de création, il est à l’évidence bien plus excitant de se dire que c’est à un homme de théâtre que nous avons affaire in fine, avec un essai dramaturgique certes périlleux, mais bien plus innovant en termes de narration résolument non linéaire et objet transdisciplinaire.
Sur le plateau délibérément dangereux (avec un sol incliné en plexiglas), c’est en héros d’une seconde vie que Renaud Cojo s’invente et se livre, aux moyens d’outils aussi précaires que romanesques. Tout y est dès lors fragile et bricolé, jusqu’aux composants électroniques chinois achetés pas chers sur internet, jusqu’au risque de l’accident. “Mais j’aime assez cette idée, de surcroît dans un tel contexte économique, de travailler avec cette économie-là avec laquelle on vit aujourd’hui et à laquelle on peut participer depuis son mac ou son pc. Et s’ il y a panne le jour du spectacle, eh bien ce sera comme un moment-vérité que je pense assez juste”.
Avec une résidence d’écriture à la Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon, le Carré des Jalles pour partenaire fidèle des opérations (artiste associé : résidences de création, coproduction...) et une coproduction de l’OARA, la compagnie théâtrale Ouvre le chien et son maître d’oeuvre mettent donc à profit la double et riche expérience d’un conventionnement étatique et d’un compagnonnage local avec un outil culturel girondin, au service d’un geste artistique non prévisible et non mesurable par avance. Félicitons donc ici un compagnonnage réussi (Ouvre le Chien/Le Carré-Les Colonnes) qui aura très certainement permis à Renaud Cojo de retrouver espace et temps pour chercher, arpenter, inventer et se risquer à une Suite dont on ne peut que se réjouir de s’écrire Empire.
Séverine Garat, Novembre 2010