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Entrons d’abord dans le film : devenir cet homme en noir interprété par Bertrand Belin qui traverse ses souvenirs fantasmés d’un Berlin chaotique, en friche. Confronté à une perte, il nous amène jusqu’au cadavre de cette femme, dont la représentation est fréquente dans les polars et toujours avec un certaine mise en scène de l’horreur…puis s’en éloigne, traversant des espaces intérieurs et extérieurs désolés, pour la retrouver sous d’autres aspects tels que des photographies fétichisantes, apparition mimées… Cet homme emmitouflé dans son manteau, dessine les lignes parfois incongrues de sa propre trajectoire, mais jamais rien ne déraille dans ces travellings maîtrisés et ces drones qui multiplie les points de vue et les plans, cette virtuosité technique.

L’orchestre s’arrête, un nouvel espace s’ouvre sous une lumière rouge, deux silhouettes prennent place. Là,  un peu coincé entre l’orchestre et l’écran, dans cet entre-deux,  semble se matérialiser un  deuxième passage de la symphonie non plus vers la fiction évoquant une réminiscence, mais vers une fiction se construisant en temps réel : Bertrand Belin accompagné de Stef Kamil Carlens nous emmènent. C’est dans ce live, où l’interprétation de l’acteur principal vient percuter l’œuvre de Bowie, que l’on retrouve la force et la prise de risque libératoire du happening. A travers l’extrait du Journal de Nathan Adler qui est donné, se joue une plongée dans un processus créatif qui puise sa source dans les affres les plus sombres  de l’humanité, parabole du génie, du meurtre culturelle nécessaire à l’émergence de l’inédit. Dans cette fiction, Bowie vient fouiller sans concession  les fantasmes les plus enfouie de la « tyrannie Judéo-Chrétienne » telle qu’il la nomme et  nous abreuve d’autres trouvailles truculentes  qui déterre  une poésie qui vient piquer à vifs plusieurs tabous collectifs.

Puis le silence et le mouvement des spectateurs se fait entendre. « L’hyper cycle » reprend à la symphonie n°4,  pour le troisième acte du spectacle. À nouveau l’orchestre se calle sur une chorégraphie filmée. Nous retrouvons cette femme au clin d’œil gestuel, enroulée au bras d’un homme d’une stature imposante, qui démarre sur une rythmique amusante et riche d’évocations. Les deux danseurs s’entrouvrent  respectivement des espaces de mouvements dans les interstices de leurs ondulations et leur gravitation spatiale. Ils s’élancent dans une sorte de  chevauchée à deux, face à un extérieur hostile dont une force invisible entraverait leurs déplacements, dans ces lieux  laissés à l’abandon, dont seules les inscriptions et les graffitis témoignent d’autres passages. Nous retrouvons à travers ce « bal » décalé, les espaces traversés par l’homme au manteau noir de la symphonie antérieure. Les interprètes nous emmènent dans leur rencontre chorégraphique d’une grande énergie et bizarrerie salutaire. 

Dorothée Chapelain (Mouvement, Mars 2015)

Un cercle traversé par une échelle, ce logo qui évoque un vieux centre de tri d'une gare désaffectée de Berlin est omniprésent dans le dernier projet de Renaud Cojo: sur deux panneaux derrière l'ONBA, sur les polos que portent les musiciens, et dans le "o" de "Low" et "Heroes", deux albums berlinois de David Bowie réinterprétés par Phillip Glass, qui forment l'ossature de ce spectacle. On ne voit que brièvement l'artiste pop dans les films projetés, mais il y est régulièrement évoqué dans la gestuelle de Bertrand Belin, l'allure androgyne de Louise Lecavalier, ou dans une stèle funéraire où est gravé "Dem Unvergessenen", "à l'inoubliable". Comme dans son dernier spectacle, Renaud Cojo parle moins de l'artiste lui-même que de l'empreinte qu'il laisse. Le metteur en scène fonctionne en assemblant des pièces de ce puzzle berlinois. L'approche est sombre comme le film en noir et blanc "Low", cynique comme le "Journal de Nathan Adler" écrit par Bowie et dit par Bertrand Belin, où marquée d'une sorte de possession démoniaque comme la chorégraphie de Louise Lecavalier et Frédéric Tavernini. Cette vision fonctionne, notamment parce que l'ONBA joue le jeu, avec un formidable Jean-Michaël Lavoie à la baguette. Sa battue précise met en valeur le langage rythmique de Glass. L'attention qu'il porte aux images projetées ne l'empêche pas de soigner la sonorité des cordes ou le dialogue des contrebasses et du tuba. Et de conclure la symphonie "Heroes" sur une touche héroïque!

Christophe Loubés (Sud-Ouest, 24 Février 2017)

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